Oedipe ou la pathologisation du mouvement
La question du percement des pieds d'Oedipe s'inscrit, selon nous, dans la thématique plus générale du mouvement et de la circulation.
Les pieds sont les seuls organes du corps humain qui sont en contact avec le sol et grâce auxquels le mouvement, la progression sont rendus possible. Mais la marche procède d'une succession dynamique de déséquilibres du corps, de mouvements et d'arrêts. La fonction masculine et phallique du pied est attestée par le fait qu'il laisse une trace en creux dans le sol. L'empreinte prend ainsi la valeur féminine et réceptive dans le phénomène de la marche, qui symbolise de cette manière une sorte de coït entre l'élément humain, caractérisé par la station verticale et l'élément chtonien, horizontal, féminin et passif.
En mutilant les pieds de son fils, Laïos témoigne de son refus de la libre circulation. Refus de la circulation généalogique dans le temps, - transmission du père au fils -, et interdiction du mouvement dans l'espace. Le clou et la "sauvage entrave" ayant servi à limiter les mouvements d'Oedipe dès sa naissance font écho aux comportements stériles et stérilisants de Laïos (homosexualité et enfanticide). Laïos symbolise ainsi non seulement la castration génétique mais aussi l'arrêt, la stase sous toutes ses formes. Cela est confirmé par l'étymologie, où Laïos dériverait de laás, la pierre. Sous la figure de Laïos se cache le symbole phallique de la pierre génitrice devenue stérile. La pierre ne coule et ne féconde plus, ou ne veut plus couler. Le phallus saxigène n'est plus oint, le temps (génération) est ainsi arrêté et les femelles n'enfantent plus. Or là où ça tourne en rond, ça fermente et pourri. Something is rotten in the kingdom
La boiterie généalogique de Laïos est une méthode anticonceptionnelle qui a pour but le contrôle des naissances.
Le problème de marche qui afflige les descendants de Cadmos s'originent peut-être symboliquement dans la vache fondatrice de la cité. En effet, celle-ci définit le lieu de fondation de la ville par un arrêt, elle se couche pour signifier l'érection civilisatrice que constitue la cité de pierres. Cela n'est pas sans évoquer le passage du nomadisme à la sédentarité, d'une architecture primitive faite de bois et de ficelles à une architecture de briques et de murs. Est-ce à dire que la civilisation en tant que stase s'oppose au mouvement (et au brassage génétique?) caractéristique du nomadisme?
Cadmos, fondateur de Thèbes cherche sa soeur. C'est donc un marcheur, un être errant marqué par le mouvement. Incidemment, la Sphinge sur sa colonne, le parricide au croisement des routes, l'inceste, la Peste expriment tous - en négatif -, cette lancinante question du mouvement et de la transmission généalogique où les croisements endogamiques doivent rester des sens interdits car interdits de sens (direction).
Oedipe incarnerait par ses blessures même, ce problème de circulation. Ses égarements, ses fausses routes et ses impasses signalent et soulignent cette question de la stase. Stigmatisé par l'interdit du mouvement, Oedipe fonce, par réaction? tête baissée vers son destin tragique, à la recherche de ses origines incertaines. Incapable de symboliser l'arrêt, positif, de la réflexion, c'est par une fuite en avant qu'il exprime ce "malaise dans la civilisation" qu'est l'inceste. Le mouvement sans limite est le symptôme d'un "mal de temps", d'un mal chronique et ancestral, symbolisé par la boiterie des Labdacides. A l'instar du mythique Chronos, Oedipe coupe les couilles de son père pour prendre sa place auprès de sa mère, car la "grosseur" compte beaucoup aux yeux de maman...
Si Laïos tente d'éliminer son fils, c'est peut être qu'il se découvre "pater incertus" d'un fils conçu dans l'ivresse et l'inconscience, par une épouse nymphe (étym.: femme sans enfant) et nymphomane, prête à défier l'injonction oraculaire pour vivre, à tous prix, une grossesse qui la rendrait mère. La boiterie "homosexuelle" de Laïos serait alors comme l'antidote au désir de maternité de Jocaste, la stase nécessaire mais impuissante d'un père confronté à la résolution "tyrannique" et omnipotente d'une épouse qui veut être mère, ce qui constitue assurément une "boiterie morale" dans la perspective patriarcale des Grecs de l'Antiquité.
Oedipe, symptôme d'un monde à l'envers où les femmes violent leur mari pour concevoir contre leur volonté? Oedipe, enfant-dans-le-dos de Laïos et fils conçu uniquement dans le but de combler sexuellement une femme délaissée par son époux impuissant?
Né d'une inversion des rôles sexuels familiaux, Oedipe est sexuellement inversé par son père, qui tente par cela de faire mentir l'oracle et ainsi d'échapper à sa prédiction fatidique. Car s'il est fait "fille" par le percement-castration (circoncision?) et l'entrave-bandelette de ses pieds, et éloigné du giron maternel par son exposition, il ne constitue plus une menace directe pour le père et le couple parental. Sous cet angle là, le sort réservé à Oedipe par Laïos n'est peut-être qu'une tentative extrême et désespérée de couper l'attachement "oedipien" de la mère à l'enfant.
Mais l'opération échoue et Oedipe se révèle être, littéralement, l'enfant-phallus de sa mère, la monstrueuse excroissance libidinale de Jocaste, rédempteur-fécondateur malgré lui par deux fois de Thèbes "la Ronde", prodigieux gigolo priapique au service des fantasmes maternels et tragique incarnation de l'échec du "Non-du-Père".
Si, au terme de son enquête, Oedipe se dévoile meurtrier de son père et amant de sa mère, Jocaste est aussi révélée dans toute sa nudité comme une mère phallique et omnipotente, que son fils "castre" symboliquement en prenant la broche d'or qui tient ensemble ses habits pour la planter dans ses propre yeux, réitération inversée, et mise en lumière cette fois-ci, du viol commis par Jocaste sur son mari, et ultime inceste symbolique pour échapper à l'emprise de la mère.
La circulation ayant été rétablie par la découverte du coupable, Oedipe, aveugle mais voyant peut enfin couper le cordon ombilical qui le retenait attaché à sa génitrice et à sa cité... pour aller se consoler auprès de sa vierge de fille, dont le nom seul Antigone suffit à dire l'horreur de la fonction procréatrice et de ces enfants conçus dans l'ignorance et l'inconscience...
La sphinge procède de ce même principe paralysant le mouvement. Son action stérilisante interfère dans le flux dynamique des règnes végétaux, animaux et humains. Elle empêche la libre circulation de la vie et des habitants de Thèbes. Cela n'est pas étonnant puisque, de par ses origines, elle possède la maîtrise de tous les mouvements, de toutes les directions. Une vraie Rose des Vents que cette demoiselle! Fille d'Orthos (le Droit, le Vertical) et d'Ekhidna (la Courbée, la Serpentine?), la Sphinge incarne aussi la hauteur et la profondeur. Perchée sur sa colonne, elle domine ceux qui viennent l'affronter. L'énigme résolue, elle se jette dans un abîme, un modus operandi incompréhensible pour un être ailé
Le plus surprenant dans cette affaire est que c'est par le logos que cette vierge pneumatique dompte les hommes. Car l'énigme a tout pour évoquer, dans sa formulation même, le registre tortueux du féminin. Parole sinueuse émise par une Langue-de-vipère, l'énigme étrangle l'homme, traditionnellement maître du logos, dans ses méandres mortifères. Il faut toute la sagacité de l'enfant "supposé" détaché de sa vraie famille, de l'homme "inversé" sexuellement pour défaire le noeud coulant qu'elle représente et rétablir le mouvement naturel de la vie.
Comme on peut le constater, le mythe d'Oedipe est centré sur ce que nous appelons la pathologisation du mouvement. Le mouvement vital ayant été étranglé par un mal dont la sphinge n'est que le symptôme le plus manifeste, il faut découvrir celui qui pourra "redresser la barre" et relancer le cycle de la génération. Oedipe est le grand timonier de ce vaisseau à la dérive. Mais il corrige tellement le cap qu'il remonte trop loin, il se trompe de destination, navigue à contre-courant et vide sa cargaison dans son propre son port d'origine. Le capitaine Haddock n'emprunte pas le détroit ad hoc, ce qui provoque un engorgement portuaire et un naufrage des générations.
© 2004 Nicholas Palffy